
Le paysage judiciaire français connaît une transformation profonde avec la pérennisation des cours criminelles départementales. Cette juridiction intermédiaire, initialement expérimentée dans sept départements en 2019, s’est progressivement étendue pour devenir un élément permanent de notre architecture judiciaire. Conçue pour juger certains crimes punis de quinze à vingt ans de réclusion, sans jury populaire mais avec cinq magistrats professionnels, cette innovation répond à plusieurs défis contemporains de la justice pénale. La loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire a définitivement acté leur généralisation, marquant un tournant dans l’organisation judiciaire française et soulevant des questions fondamentales sur l’équilibre entre efficacité procédurale et traditions juridiques.
Genèse et contexte d’émergence des cours criminelles départementales
L’apparition des cours criminelles départementales s’inscrit dans un contexte de réflexion profonde sur les dysfonctionnements de la justice pénale française. Dès 2018, la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice prévoyait une expérimentation de cette nouvelle juridiction dans sept départements pilotes : les Ardennes, le Calvados, le Cher, la Moselle, la Réunion, la Seine-Maritime et les Yvelines.
Cette initiative répondait à plusieurs problématiques persistantes dans le système judiciaire français. La correctionnalisation des crimes sexuels constituait l’une des préoccupations majeures. Cette pratique consistait à requalifier des faits criminels en délits pour éviter les lourdeurs procédurales des assises, au détriment de la juste qualification pénale. Selon les données du Ministère de la Justice, environ 40% des viols étaient ainsi correctionnalisés, créant un décalage entre la gravité des faits et leur traitement judiciaire.
La question des délais de jugement représentait un autre enjeu critique. Les cours d’assises traditionnelles, en raison de leur fonctionnement spécifique impliquant la constitution d’un jury populaire, générait des délais d’audiencement considérables. En moyenne, le délai entre la commission des faits et le jugement pouvait atteindre quatre à cinq ans, portant atteinte au principe fondamental d’un jugement dans un délai raisonnable.
Le rapport Ghaleh-Marzban de 2018 avait mis en lumière ces difficultés structurelles et préconisé la création d’une juridiction intermédiaire. Ce rapport soulignait que la France était l’un des rares pays européens à maintenir un système de jury populaire pour juger l’ensemble des crimes, alors que la tendance internationale s’orientait vers des formations mixtes ou professionnalisées.
L’expérimentation initiale (2019-2021)
L’expérimentation lancée en 2019 a rapidement été étendue à 15 départements supplémentaires en 2020, témoignant d’une volonté d’accélérer le processus d’évaluation. Les premiers résultats se sont révélés encourageants sur le plan statistique. Les cours criminelles départementales ont démontré leur capacité à réduire les délais de jugement d’environ 25%, tout en maintenant des taux de condamnation comparables à ceux des assises.
Le Comité d’évaluation mis en place pour suivre cette expérimentation a rendu un rapport en 2021 qui a servi de base à la décision de généralisation. Ce comité, présidé par Jean-Pierre Getti, ancien président de cour d’assises, a souligné les avantages organisationnels tout en émettant certaines réserves sur les implications procédurales de cette nouvelle juridiction.
- Réduction significative des délais d’audiencement
- Diminution du phénomène de correctionnalisation
- Maintien de la qualité des débats judiciaires
- Économie procédurale substantielle
La crise sanitaire de 2020-2021 a paradoxalement accéléré l’adoption de ce modèle, en aggravant l’engorgement des juridictions et en rendant plus difficile la constitution des jurys populaires, renforçant ainsi l’argumentaire en faveur d’une juridiction entièrement professionnalisée.
Architecture juridique et fonctionnement des cours criminelles
Les cours criminelles départementales représentent une innovation majeure dans l’architecture judiciaire française. Leur composition et leur compétence ont été précisément définies par la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire, qui a pérennisé ce dispositif après la phase d’expérimentation.
Composition et organisation
Contrairement aux cours d’assises traditionnelles, les cours criminelles départementales ne comprennent pas de jury populaire. Elles sont composées exclusivement de magistrats professionnels, au nombre de cinq:
- Un président, magistrat du siège ayant rang de président de chambre
- Quatre assesseurs, dont deux peuvent être des magistrats honoraires ou des magistrats exerçant à titre temporaire
Cette composition vise à garantir à la fois l’expertise juridique et une certaine diversité dans l’approche des dossiers. La présence possible de magistrats honoraires permet d’intégrer l’expérience de professionnels chevronnés, tandis que les magistrats temporaires, souvent issus d’autres horizons professionnels, apportent un regard complémentaire.
Sur le plan organisationnel, les cours criminelles siègent au sein des tribunaux judiciaires du chef-lieu de département. Elles peuvent tenir des audiences foraines dans d’autres tribunaux judiciaires du ressort de la cour d’appel, favorisant ainsi une justice de proximité. Le Code de procédure pénale prévoit que leur fonctionnement s’aligne largement sur celui des cours d’assises, notamment en matière de procédure.
Compétence matérielle
Le champ de compétence des cours criminelles départementales est strictement délimité. Elles sont compétentes pour juger les personnes majeures accusées de crimes punis de quinze à vingt ans de réclusion criminelle, lorsque ces crimes ne sont pas commis en récidive légale.
Cette définition englobe principalement:
- Les crimes sexuels (viols, agressions sexuelles aggravées)
- Certains crimes contre les biens aggravés (vols avec arme, extorsions)
- Des crimes contre les personnes n’ayant pas entraîné la mort (séquestrations, actes de torture)
En revanche, demeurent exclus de leur compétence:
- Les crimes punis de plus de vingt ans de réclusion ou de la réclusion criminelle à perpétuité
- Les crimes commis en récidive légale
- Les crimes relevant de juridictions spécialisées (terrorisme, criminalité organisée)
Cette délimitation précise vise à concentrer l’action des cours criminelles sur des crimes graves mais ne figurant pas parmi les plus complexes ou les plus lourdement sanctionnés. L’article 380-16 du Code de procédure pénale prévoit néanmoins un mécanisme de renvoi vers la cour d’assises traditionnelle lorsque la complexité des faits ou la personnalité de l’accusé le justifie.
Le déroulement de l’audience suit globalement le modèle des assises, avec quelques adaptations procédurales. La phase de sélection du jury est naturellement supprimée, mais les principes fondamentaux du procès criminel sont maintenus: oralité des débats, présence de l’accusé, contradiction, droits de la défense. La motivation des décisions, exigence renforcée depuis la réforme de 2011, s’applique avec la même rigueur devant les cours criminelles départementales.
Les règles relatives aux voies de recours demeurent identiques: possibilité d’appel devant une autre cour criminelle ou devant la cour d’assises, puis éventuel pourvoi en cassation. Cette harmonisation procédurale vise à maintenir la cohérence du système judiciaire tout en introduisant une diversification des formations de jugement.
Bilan critique de la généralisation: avantages et points de vigilance
Après plusieurs années d’expérimentation et les premiers mois de généralisation, un bilan nuancé se dessine concernant l’impact des cours criminelles départementales sur le fonctionnement de la justice pénale française. Ce bilan s’articule autour de plusieurs dimensions: l’efficacité procédurale, la qualité de la justice rendue et les implications systémiques.
Les avantages constatés
Le premier bénéfice tangible concerne la réduction des délais de jugement. Les statistiques du Ministère de la Justice montrent une diminution d’environ 30% du temps d’audiencement par rapport aux cours d’assises traditionnelles. Cette célérité accrue répond à une exigence constitutionnelle et conventionnelle de jugement dans un délai raisonnable, conformément à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
La régression du phénomène de correctionnalisation constitue un autre acquis significatif. Les premiers chiffres indiquent une baisse d’environ 25% des requalifications de crimes en délits, particulièrement pour les infractions sexuelles. Cette évolution permet une meilleure adéquation entre la qualification juridique et la gravité réelle des faits, renforçant ainsi la cohérence du système pénal et la reconnaissance due aux victimes.
Sur le plan économique, l’optimisation des ressources judiciaires est manifeste. L’absence de jury populaire génère des économies substantielles et permet une organisation plus souple des sessions. Le rapport d’évaluation de 2021 estimait cette économie à environ 30% par affaire, ressources qui peuvent être réallouées à d’autres besoins judiciaires.
- Amélioration des délais de traitement de 25 à 35%
- Diminution significative de la correctionnalisation
- Économie procédurale estimée à 30% par dossier
- Meilleure gestion des ressources judiciaires
Les points de vigilance identifiés
Malgré ces avantages, plusieurs préoccupations ont émergé. La question de la participation citoyenne à la justice criminelle reste centrale. L’absence de jury populaire modifie la nature même de la justice criminelle française, traditionnellement ancrée dans l’implication directe des citoyens. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision n°2021-829 DC du 17 décembre 2021, a validé ce dispositif en considérant que la participation des citoyens à la justice pénale ne constituait pas un principe fondamental reconnu par les lois de la République, mais cette évolution suscite des débats persistants.
Des interrogations subsistent quant à la qualité des débats. Certains avocats pénalistes, notamment par la voix de l’Association des avocats pénalistes, ont exprimé la crainte d’un appauvrissement des échanges et d’une forme de routinisation du jugement des crimes. L’absence de regard profane pourrait, selon eux, conduire à une approche plus technique et moins humaine des affaires criminelles.
La question de l’uniformité territoriale mérite attention. Les premiers mois de généralisation révèlent des disparités d’application selon les ressorts. Certains départements ont adopté une interprétation extensive de leur compétence, tandis que d’autres maintiennent une approche plus restrictive, créant potentiellement des inégalités de traitement selon le lieu de commission de l’infraction.
Une préoccupation émerge concernant le taux de condamnation. Les données préliminaires suggèrent un taux légèrement supérieur devant les cours criminelles par rapport aux assises (environ 5% d’écart). Cette différence, bien que modeste, appelle à une vigilance sur l’équilibre entre efficacité judiciaire et présomption d’innocence. La Cour de cassation a d’ailleurs eu l’occasion de préciser, dans plusieurs arrêts récents, les garanties procédurales devant entourer le fonctionnement de ces nouvelles juridictions.
L’articulation avec les cours d’assises traditionnelles constitue un défi organisationnel majeur. La coexistence de deux juridictions criminelles aux fonctionnements distincts nécessite une coordination fine pour éviter les disparités de traitement et optimiser l’allocation des moyens judiciaires. Cette dualité juridictionnelle pourrait, à terme, conduire à repenser plus globalement l’architecture de la justice criminelle française.
Enjeux juridiques et procéduraux spécifiques
La mise en œuvre des cours criminelles départementales soulève plusieurs questions juridiques et procédurales spécifiques qui méritent une analyse approfondie. Ces enjeux concernent tant la procédure applicable que les garanties offertes aux justiciables.
La question de la motivation des décisions
La motivation des décisions criminelles, rendue obligatoire depuis la réforme de 2011 et renforcée par la loi de 2021, revêt une importance particulière dans le contexte des cours criminelles départementales. Composées uniquement de magistrats professionnels, ces juridictions sont soumises à une exigence de motivation renforcée par rapport aux cours d’assises traditionnelles.
L’article 365-1 du Code de procédure pénale, tel que modifié, impose désormais une motivation détaillée portant à la fois sur la culpabilité et sur la peine prononcée. Cette motivation doit faire apparaître les éléments à charge et à décharge qui ont été discutés lors des délibérations, ainsi que les raisons du choix de la peine.
Les premières décisions rendues par les cours criminelles montrent une évolution qualitative de la motivation, avec des développements plus substantiels sur les éléments de preuve et le raisonnement juridique. Cette tendance répond aux exigences de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a régulièrement souligné l’importance d’une motivation suffisante pour garantir le droit à un procès équitable.
La Cour de cassation a eu l’occasion de préciser les contours de cette obligation dans plusieurs arrêts rendus en 2022 et 2023. Elle a notamment indiqué que le niveau d’exigence en matière de motivation devait être plus élevé devant les cours criminelles que devant les cours d’assises, précisément en raison de l’absence de jury populaire.
L’articulation avec les juridictions existantes
L’insertion des cours criminelles dans le paysage judiciaire existant soulève des questions d’articulation complexes. La répartition des compétences entre cours d’assises et cours criminelles nécessite des mécanismes de coordination efficaces.
Le mécanisme de renvoi prévu par l’article 380-16 du Code de procédure pénale joue un rôle central dans cette articulation. Il permet au président de la chambre de l’instruction, lors de la mise en accusation, de renvoyer une affaire relevant théoriquement de la compétence de la cour criminelle devant la cour d’assises lorsque la complexité des faits ou la personnalité de l’accusé le justifie.
Ce mécanisme, conçu comme une soupape de sécurité, soulève des interrogations quant à ses critères d’application. La notion de « complexité » reste relativement imprécise et pourrait donner lieu à des interprétations divergentes selon les ressorts. De même, l’appréciation de la « personnalité de l’accusé » comme justifiant un renvoi aux assises pose question quant aux critères objectifs permettant cette évaluation.
La question des voies de recours mérite attention. Un appel formé contre une décision de cour criminelle peut être examiné soit par une autre cour criminelle, soit par une cour d’assises. Cette dualité pourrait créer une forme d’insécurité juridique quant au type de juridiction qui réexaminera l’affaire en appel.
Les implications en matière de droits de la défense
L’impact de cette réforme sur les droits de la défense constitue un point de vigilance majeur. Plusieurs aspects méritent d’être soulignés.
La professionnalisation complète de la juridiction modifie substantiellement la stratégie de défense. Devant un jury populaire, la dimension émotionnelle et pédagogique de la plaidoirie revêt une importance particulière. Face à des magistrats professionnels, l’argumentaire juridique et technique prend davantage de place. Cette évolution nécessite une adaptation des pratiques professionnelles des avocats pénalistes.
La question du droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, se pose avec acuité. La Cour européenne a régulièrement souligné l’importance de l’apparence d’impartialité des juridictions. La composition exclusivement professionnelle des cours criminelles pourrait, dans certains contextes, soulever des interrogations quant à la perception d’impartialité, notamment dans des affaires médiatisées ou sensibles.
Le temps accordé aux débats constitue un autre enjeu. Les premières observations montrent que la durée moyenne des procès devant les cours criminelles est inférieure d’environ 30% à celle des procès d’assises comparables. Si cette réduction peut être perçue comme un gain d’efficience, elle soulève des questions quant à l’exhaustivité de l’examen des éléments de preuve et à la place accordée à la parole de l’accusé.
La Conférence nationale des premiers présidents de cours d’appel a émis des recommandations visant à garantir que cette rationalisation des débats ne se fasse pas au détriment de la qualité de la justice rendue. Ces recommandations insistent notamment sur la nécessité de maintenir un temps suffisant pour l’examen de la personnalité de l’accusé et pour les plaidoiries.
Perspectives d’évolution et transformations du modèle judiciaire français
La généralisation des cours criminelles départementales s’inscrit dans une dynamique plus large de transformation du modèle judiciaire français. Cette évolution soulève des questions prospectives sur l’avenir de notre système pénal et ses adaptations futures.
Vers une refonte globale de la justice criminelle?
L’introduction des cours criminelles départementales pourrait constituer l’amorce d’une refonte plus profonde de l’architecture judiciaire pénale. Plusieurs indices suggèrent cette perspective.
La coexistence durable de deux modèles de jugement des crimes – avec ou sans jury populaire – paraît difficile à maintenir sur le long terme. Cette dualité pourrait engendrer des disparités de traitement et des complexités organisationnelles croissantes. À terme, une harmonisation plus complète du système pourrait s’imposer.
Trois scénarios d’évolution se dessinent. Le premier consisterait en une extension progressive du champ de compétence des cours criminelles, réduisant d’autant celui des cours d’assises traditionnelles. Le deuxième envisagerait une fusion des deux juridictions dans un modèle hybride, intégrant une participation citoyenne redéfinie. Le troisième, plus radical, verrait l’abandon du jury populaire au profit d’une professionnalisation complète de la justice criminelle.
Les expériences étrangères peuvent éclairer ces perspectives. Le modèle allemand des « Schwurgericht« , ou le système italien des « Corti d’Assise« , offrent des exemples de juridictions mixtes associant magistrats professionnels et citoyens dans des proportions variables. Ces modèles pourraient inspirer une évolution du système français vers une forme intermédiaire, préservant une participation citoyenne tout en renforçant l’efficacité procédurale.
La question de l’échevinage – système associant juges professionnels et non professionnels – pourrait revenir au centre des débats. Ce modèle, déjà appliqué dans certaines juridictions spécialisées comme les tribunaux de commerce ou les conseils de prud’hommes, offre une voie médiane qui pourrait être adaptée à la justice criminelle.
Implications pour les autres acteurs du système judiciaire
La généralisation des cours criminelles entraîne des adaptations pour l’ensemble des acteurs du système judiciaire, au-delà des seuls magistrats.
Pour le ministère public, cette réforme modifie les stratégies de poursuites. La diminution de la correctionnalisation implique un recours plus fréquent à la qualification criminelle, ce qui nécessite une adaptation des pratiques des parquets. Les procureurs de la République doivent repenser leur politique pénale à l’aune de cette nouvelle architecture juridictionnelle.
Les avocats font face à un défi d’adaptation majeur. La plaidoirie devant des magistrats professionnels diffère sensiblement de celle destinée à un jury populaire. Cette évolution pourrait conduire à une forme de spécialisation accrue au sein du barreau, avec l’émergence d’avocats spécifiquement formés aux spécificités des cours criminelles.
Pour les enquêteurs, les implications sont significatives. La perspective d’un jugement par une cour criminelle, plutôt que d’une correctionnalisation, peut justifier des investigations plus approfondies dès la phase d’enquête. Les services d’enquête doivent adapter leurs méthodes et leurs moyens à cette nouvelle réalité procédurale.
Enfin, pour les justiciables eux-mêmes – victimes comme accusés – cette transformation modifie l’expérience judiciaire. L’absence de jury populaire transforme la dynamique de l’audience criminelle et peut affecter la perception de la justice par les parties au procès.
Défis organisationnels et budgétaires
La pérennisation des cours criminelles soulève des enjeux organisationnels et budgétaires considérables pour l’institution judiciaire.
La question des effectifs de magistrats est cruciale. La composition des cours criminelles, nécessitant cinq magistrats professionnels, représente un investissement humain significatif. Selon les projections du Ministère de la Justice, environ 150 postes équivalents temps plein supplémentaires seraient nécessaires pour assurer le fonctionnement optimal de ces nouvelles juridictions à l’échelle nationale.
L’adaptation des infrastructures judiciaires constitue un autre défi. Les salles d’audience des cours criminelles doivent répondre à des exigences spécifiques en termes d’espace et d’aménagement, différentes de celles des tribunaux correctionnels. Des investissements immobiliers substantiels sont nécessaires dans plusieurs juridictions pour créer ou adapter les espaces dédiés.
La formation représente un enjeu transversal. Les magistrats appelés à siéger dans ces nouvelles formations doivent être formés aux spécificités de la justice criminelle. L’École nationale de la magistrature a développé des modules dédiés, mais l’effort de formation continue reste considérable.
Sur le plan budgétaire, si la suppression des jurys populaires génère des économies, l’augmentation du nombre d’affaires criminelles traitées (du fait de la moindre correctionnalisation) engendre des coûts supplémentaires. Le bilan économique global de cette réforme reste à établir précisément, mais les premières estimations suggèrent qu’elle pourrait être globalement neutre sur le plan budgétaire à moyen terme.
La question de l’évaluation continue du dispositif mérite attention. La loi de 2021 prévoit un mécanisme de suivi et d’évaluation régulière des cours criminelles départementales. Cette démarche évaluative, confiée à une commission pluridisciplinaire, devra mesurer l’impact réel de cette réforme sur la qualité et l’efficacité de la justice pénale française.
Le nouvel équilibre entre efficacité et traditions judiciaires
La généralisation des cours criminelles départementales témoigne d’une recherche d’équilibre entre les exigences d’efficacité de la justice contemporaine et le respect des traditions judiciaires françaises. Cette tension constitutive mérite d’être explorée dans ses dimensions multiples.
La question symbolique du jury populaire
L’abandon du jury populaire pour certains crimes représente une rupture symbolique majeure dans la tradition judiciaire française. Instauré pendant la Révolution française, le jury d’assises incarnait l’idéal d’une justice rendue par les citoyens eux-mêmes, expression directe de la souveraineté populaire.
Cette dimension symbolique reste puissante. Comme l’a souligné le professeur Jean Pradel, spécialiste de procédure pénale, « le jury populaire n’est pas seulement un mode de jugement, c’est aussi une philosophie de la justice ». Cette philosophie repose sur l’idée que le jugement des crimes les plus graves doit refléter la conscience sociale collective plutôt que la seule expertise technique des professionnels du droit.
L’évolution vers un modèle plus professionnalisé s’inscrit dans une tendance européenne plus large. La France était l’un des derniers pays à maintenir un jury populaire aussi prépondérant pour le jugement des crimes. Cette spécificité française s’estompe progressivement au profit d’un alignement sur des modèles mixtes ou professionnalisés.
La question de la légitimité de la justice criminelle se pose avec acuité. Si le jury populaire apportait une forme de légitimité démocratique directe, les cours criminelles départementales tirent leur légitimité de l’expertise et de l’indépendance statutaire des magistrats professionnels. Ces deux sources de légitimité, différentes dans leur nature, coexistent désormais dans notre système judiciaire.
L’adaptation aux réalités contemporaines
La création des cours criminelles départementales répond à plusieurs évolutions contemporaines qui rendaient nécessaire une adaptation du modèle traditionnel.
L’augmentation continue du contentieux criminel, notamment en matière de violences sexuelles, constitue un facteur déterminant. La libération de la parole des victimes, amplifiée par des mouvements sociaux comme #MeToo, a conduit à une augmentation significative des plaintes et des poursuites. Les juridictions traditionnelles peinaient à absorber ce flux croissant d’affaires.
La complexification des affaires criminelles représente un autre défi contemporain. Les progrès des sciences forensiques, l’importance croissante des expertises techniques et psychiatriques, la sophistication des moyens d’enquête rendent les dossiers criminels de plus en plus complexes à appréhender pour des jurés non professionnels.
La question de la victimologie mérite attention. L’évolution de la place des victimes dans le procès pénal, renforcée par diverses réformes depuis les années 1990, a transformé la dynamique des audiences criminelles. Les attentes des victimes en termes de reconnaissance, de célérité et d’efficacité procédurale ont contribué à remettre en question le modèle traditionnel des assises.
L’internationalisation du droit et des pratiques judiciaires constitue un facteur d’évolution significatif. Les standards européens en matière de procès équitable, développés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ont progressivement conduit à une harmonisation des pratiques judiciaires au sein de l’espace européen.
Vers un modèle judiciaire hybride
L’avenir de la justice criminelle française semble s’orienter vers un modèle hybride, intégrant des éléments de tradition et d’innovation.
La coexistence des cours d’assises traditionnelles et des cours criminelles départementales crée une forme de dualisme juridictionnel qui pourrait perdurer. Ce dualisme permet de préserver la spécificité du jury populaire pour les crimes les plus graves, tout en offrant une voie procédurale plus rationalisée pour d’autres infractions criminelles.
L’évolution des pratiques professionnelles au sein de ces deux juridictions mérite attention. On observe d’ores et déjà une forme d’influence réciproque: les cours criminelles adoptent certaines pratiques des assises (notamment concernant l’oralité des débats), tandis que les cours d’assises intègrent progressivement des éléments de rationalisation inspirés des cours criminelles.
La question de la participation citoyenne pourrait connaître des évolutions alternatives. Si le jury populaire traditionnel recule, d’autres formes d’implication citoyenne pourraient émerger. Certains experts suggèrent, par exemple, la création de comités citoyens consultatifs ou le développement de formes d’échevinage renouvelées.
Le développement des modes alternatifs de résolution des conflits, y compris pour des infractions graves, pourrait compléter cette évolution. La justice restaurative, expérimentée dans plusieurs ressorts, offre une approche complémentaire qui pourrait enrichir le paysage de la justice pénale française.
En définitive, la généralisation des cours criminelles départementales ne représente probablement pas la fin de l’évolution de notre justice criminelle, mais plutôt une étape significative dans un processus d’adaptation continue aux réalités sociales, juridiques et institutionnelles contemporaines. Ce processus devra préserver l’équilibre fondamental entre efficacité judiciaire et protection des droits fondamentaux qui constitue l’essence même de notre tradition juridique.